top of page
TLT_mur3.jpg

     Le doute m’est venu tout à l’heure. Quand, exactement ? Disons quand il est sorti du journal, ou plutôt après qu’il est sorti du journal, quand l’information visuelle est passée dans mon cerveau et que mes connexions neuronales ont fait leur travail d’analyse. Ce qui a pris un certain temps ! Mais à ce moment-là, j’ai eu comme un doute. Je me suis dit : « Et si… » avant de me raviser : « Non… », puis encore : «Oh! quand même, ce serait… » ; et enfin : «Putain, c’est pas possible ! » Vous voyez bien que mon raisonnement, il est imparable. Mais pour arriver à quelle conclusion, vous allez me dire ? Eh ! quand même, vous me connaissez à présent, vous avez pas une toute petite idée ? Bingo! Le prêtre est le tueur en série de Prangins.
     Dit comme ça, je conçois que cela choque (à mon éditeur : pourrait-on rajouter un bandeau en couverture du livre, avec quelque chose comme «Avertissement : des scènes ou des propos peuvent heurter la sensibilité des lecteurs » ?) mais comment le dire autrement ? Si l’on réfléchit posément, c’est-à-dire en faisant abstraction de tout dogmatisme, le curé y pourrait pas être un tout petit peu suspect quand même ? Oui, je sais, il a célébré les obsèques de Jocelyne avec beaucoup de professionnalisme, un peu trop même, dirais-je. Il a fait du zèle si vous voulez connaître le fond de ma pensée. Pourquoi ? Parce que c’est un sacerdoce, me diront certains. Que nenni ! Pour ma part, je n’y vois que deux raisons possibles : soit il aime ça, soit il voulait se faire pardonner quelque chose… oh, mon Dieu ! Je viens de visualiser la chose
     Calmons-nous. Le curé, il aime ça, mais pas comme un développeur informatique qui dirait : « J’aime vraiment faire du code » ; lui, le curé il aime célébrer, c’est son kif, et comment faire des offices dans une commune d’à peine mille habitants ? C’est pas en organisant des messes puisqu’il y a plus personne qui se déplace. Donc, comment ? En…
     Parce que, ensuite, il faut pas oublier que le curé, il est pas réellement curé, hein ! que c’est un «prêtre laïc » comme on l’a opportunément appris lorsque je l’ai interviewé. Et c’est quoi un prêtre laïc, c’est pas vraiment un prêtre, tout juste un croyant à qui on a demandé de revêtir la soutane (euh ! même pas, en fait, puisqu’il exerce en habits civils), bref de porter la croix et de célébrer les enterrements. Ce qui est déjà beaucoup. Imaginez comme ça a dû macérer dans sa petite tête de croyant : lui qui en rêvait depuis toujours, depuis qu’il a raté le concours d’entrée au séminaire parce que ses parents voulaient qu’il fasse un CAP de guide de randonnée (ou de monteur de pneus, de toiletteur canin ou de glacier sorbetier, qu’importe) ; quelle revanche sur la vie, non ? Sauf qu’il y a rien à faire dans ce trou paumé. Alors, le prêtre, dans sa petite tête de laïc, y s’dit : et si jamais y avait un mort, je lui ferais une belle messe, moi ! Une belle messe en hommage à Dieu, qui ferait plaisir à la famille, à tout le monde, ça c’est une chouette idée…
     Le deuxième soupçon, rétrospectif, que j’ai eu, c’est quand j’ai repensé au curé courant partout sur la place en disant « j’ai pas le temps, j’ai pas le temps, trop de choses à faire avec tous ces enterrements». Il avait comme une jubilation dans la voix. Moi, si j’dis : « J’ai pas l’temps, trop de choses à faire entre les AG, les comptes-rendus de CM et les brèves », ça ne ressort pas du tout pareil, ça n’a pas le même éclat ou la même tonalité, ce sont les mêmes mots mais le résultat est complètement différent, comme si on comparait une photo en mat ou en brillant, une gamme majeure ou mineure. Chez lui, on sentait une excitation derrière le fait d’être (faussement) débordé, il était heureux de ce qui lui arrivait, avec l’impression d’être à sa place, en phase pour la première fois de son existence.
     Enfin, le troisième indice, qui devait définitivement sceller mes convictions, c’est tout à l’heure qu’il m’est venu, dans le parc. Le prêtre, il était tranquille, à s’tripoter devant les marmots, peut-être en réfléchissant déjà à son prochain méfait qui sait, quand j’débarque, moi, en digne journaliste d’investigation (que j’aspire à devenir, d’ailleurs) pour l’interroger. Et là, qu’est-ce qu’il me répond, le curé? « Aider est dans ma nature » ! J’ai bien saisi le caractère hypocrite derrière ses mots. Aider est dans ma nature, qu’il a dit. Mon cul, oui, tuer est dans sa nature, ça, ce serait plus conforme à la vérité.

— Chapitre 11

bottom of page