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     Là, j’ai une idée un peu dingue, ce qui n’aurait rien d’étonnant me concernant, me direz-vous, c’est de me mettre dans la tête du tueur en série, essayer de penser comme il pense, afin de le déjouer. J’ai entendu l’autre jour que la pensée naît dans le cerveau quelque trois cents millisecondes avant qu’on puisse la formaliser. L’idée serait donc de penser comme le tueur pour envisager avant lui (mais un peu plus que trois cents millisecondes quand même) ce qu’il va faire. Si j’arrivais à ça, c’est certain que j’empêcherais le prochain meurtre, pour la simple et bonne raison que je serais sur place avant le tueur, un peu comme quand j’ai devancé les pompiers lors de l’incendie de la ferme d’Émile. Bon, je ne sais pas si l’image est très pertinente mais vous voyez quand même ce que je veux dire.
     Alors, comment que ça pense un tueur en série ? Déjà, c’est un catho, donc ça pense Dieu, rédemption et tout le tralala. Est-ce que ça cible que des cathos, un tueur en série catholique ? Jocelyne oui, William je présume, le p’tit Ludo il était trop petit mais ses parents… je sais pas ; quant à Zoé, elle l’était pas, ou alors elle l’est devenue depuis que j’ai arrêté de la voir. Bref, j’en sais rien. D’un côté, il devrait plutôt viser des musulmans ou des juifs, non ? Ça ferait autant de concurrents en moins pour sa propre église. Ou des athées tiens, j’ai l’impression que les religieux y peuvent pas supporter quelqu’un qui ne croit pas ! Oui, mais d’un autre côté, c’est quand même plus facile, quand on est un prêtre catho, de tuer dans sa paroisse. Y a tout sur place. Donc, le prêtre catho psychopathe, il est fainéant ou, en tout cas, il va au plus simple. C’est intéressant ça, car ça devrait renseigner pas mal de choses sur la prochaine victime. Ensuite, il a dû se dire : tuer de vieilles bigotes, ça m’excite pas trop, donc varions les plaisirs. Ça ne vous semble pas crédible comme réflexion ? Pourtant, en regardant objectivement l’âge des victimes, on voit qu’il y a une cinquantenaire, un enfant de quelques années seulement, une jeune femme d’à peine trente ans et… William. C’est vrai que lui, avec ses quatre-vingt-douze balais, il fout toute mon analyse en l’air. À moins que… William, c’était pas lui la cible mais qu’à travers lui on visait quelqu’un d’autre… Hum, hum ! Je sens que je m’égare. À moins que… William, il ait pas été tué par le curé mais qu’il soit vraiment mort dans son sommeil. Ça décevrait, c’est vrai, mais ce serait plus cohérent dans l’incohérence affichée des différents crimes. Et puis, même avec trois meurtres au lieu de quatre, le curé il irait quand même en zonzon pour un bon petit moment.
     Donc, il doit se dire, ce curé fétichiste des meurtres : j’ai un petit enfant, une femme dans la trentaine, une quinqua, un aîné providentiel, qu’est-ce qu’il manque à mon tableau de chasse ? Vu comme ça, j’dirai… un homme… athée si possible… dans la… soixantaine. Ça me semble pas mal comme portrait-robot, parce que ça compléterait avantageusement le palmarès. Alors, le problème, c’est que des victimes potentielles ayant ce profil, à Prangins y en a plein ! Je dirais pas qu’il y a que ça, mais il y en a quand même beaucoup, à vue d’œil peut-être cinquante pour cent de la population ; ce qui, dans une commune de mille habitants, représente pas mal de monde. Comment est-ce que je fais pour prévenir et protéger cinq cents personnes, moi ? Je vous le demande…
     Et là, j’ai un flash ! Qui est-ce qui ferait une cible idéale pour le curé ? Vous avez pas d’idée ? Allez, je vous donne un indice : ça commence par « re ». Re… allez, un petit effort, faites travailler vos méninges. Non, toujours pas ? Alors, ça commence par un « re » et ça s’termine par un « né », c’est bon, là ? René, putain, René, c’est certain, il devrait être une cible de choix pour le… comment j’ai dit l’autre fois, le prêtueur, c’est ça. René, qui coche absolument toutes les cases : il est de sexe masculin, il est catho mais pas trop, il a bien la soixantaine (je connais pas son âge exact mais s’il a moins j’arrête tout de suite l’alcool) et, en plus, il serait pas étonnant que l’assassin lui en veuille, à René, pour au moins deux bonnes raisons :
     1. René a insulté le prêtre avec sa chanson paillarde le soir où, ivres en sortant du bistrot, on l’a croisé sur la place ;
     2. René est un mauvais catholique donc, aux yeux du curé, une brebis égarée. Et qu’est-ce qu’on fait des brebis égarées qu’on n’arrive pas à faire rentrer dans le rang ? La même chose qu’aux chevaux blessés : on les achève.
     Avec l’âge, le sexe et la religion, cela fait au moins quatre (ou cinq, je ne sais plus) bonnes raisons au curé de vouloir le tuer. J’ai pas fait le compte pour les autres mais j’imagine pas qu’il en avait autant pour le petit Ludovic. Et pourtant, il l’a tué. Donc René est la prochaine victime, c’est sûr ! Il faut que je le sauve, voilà ce que je me dis dans un cri de détresse qui me fait frissonner à l’intérieur. Vite, allons sauver René.

— Chapitre 13

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